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Saturday, February 18, 2012





Avant-propos

 Noir Désir c'est avant tout un groupe d'amis qui a flirté avec cette soif d'absolu à laquelle toute jeunesse aspire.
Un groupe dont l'épicentre se nomme Bertrand Cantat. Une discographie fulgurante, tourmentée, écorchée vive, mais tout aussi souvent à la recherche de la pureté simple, du dépouillement intègre, balançant sur scène des fusées de joie et de révolte. Un parcours chaotique et flamboyant qui a ébranlé la scène musicale française de ces dernières décennies, et au-delà, bien des consciences, bien des conformismes, tant médiatiques, économiques, artistiques que politiques. Cette spirale infernale, sonore et humaine, qui aspirait au grand incendie, pouvait-elle se conclure autrement que dans le tragique ?
Nul ne pourra jamais répondre à cette interrogation, mais ne demeure que l'essentiel : une oeuvre. Et qui sait, en plongeant en elle comme en un volcan non éteint, se trouvent sans doute encore des morceaux de vérité, des pépites d'insurrection, des  éclairs d'innocence qui s'offrent toujours à l'auditeur sensible, pénétrant l'embrasure existentielle ouverte à celles et ceux qui veulent encore croire en leur étoile.
Pourquoi cette formation rock a su entrer plus qu'aucune autre en communion avec un public en attente de singularité sans concessions, comment des textes poétiquement exigeants ont pu trouver un tel écho populaire ?
Le positionnement radical du groupe vis-à-vis de sa propre médiatisation, ses engagements citoyens de plus en plus manifestes au long de cette carrière hors-normes, cette faculté de surfer entre spectacle et anonymat, violence et sensibilité, ses influences littéraires et idéologiques, la personnalité déterminante de Cantat et finalement le drame de Vilnius. Ce livre se propose de disséquer ces questions et d'autres plus adjacentes, d'entrer en gravitation autour de cette étoile filante, de cet astre fou qui luit encore et dont l'avenir demeure ouvert sur le possible, cet astre qui a su traverser des trous noirs pour renaître à plusieurs reprises de ses cendres et qui est définitivement nommé Noir Désir.  Irréductiblement, cruellement, librement. Un groupe de rock qui a proposé des torrents de lumière et d'obscurité,  établissant des liens invisibles avec son public. Une pluie de chansons pour insurgés, ivres de poésie et de colère, à en faire rajeunir les morts. À la bouche de Cantat ont raisonné des secousses sismiques, des fulgurances dissidentes qui ont épaulé toute une jeunesse, frappée par ces mots descendus d'ailleurs, ces notes qui ont circulé dans leurs entrailles,  notes nerveuses, épineuses, combattives, sans demeure ni bannière, ouvrant des gouffres, entaillant des rêves impossibles, décimant la résignation et l'apathie, laissant des sentiers ouverts devant nous, mêmes couverts d'écorchures et d'ecchymoses, des contrées  pour assoiffés de torrents qui mènent ailleurs. Pour le pire et le meilleur.

Le procès de l'excès chez Queneau et Bataille.

Préface

Florence Charrier révèle à travers cet essai la puissance transgressive de deux œuvres méconnues et pourtant symptomatiques de Bataille et Queneau, à savoir Le Procès de Gilles de Rais et Les Fleurs Bleues. On pourra y découvrir une grille de lecture à la fois psychanalytique et philosophique, dévoilant à travers la galerie de personnages hétéroclites l'excès et ses implications ontologiques. L'on y trouvera notamment chez Bataille un érotisme frénétique, des sacrifices d'enfants au service de sensualités débridées, des crimes envisagés comme pur moyen de délectation, autant de transgressions des normes morales posées sans la moindre justification pathologique qui tranchent avec tous les discours éthiques aspirant à comprendre et contextualiser des actes pour tenter de leur ôter leur charge d'arbitraire.
L'appétit des protagonistes à contempler leur propre débauche souligne le rôle de la conscience assujettie aux sens, aspirant à se dissoudre dans le plaisir de l'annulation d'autrui. Les rituels démoniaques décrits d'abord par Bataille sont minutieusement ordonnés, l'ordre et le calcul savamment établis chapeautant ces dérives comportementales. Au cœur de l'analyse du procès de Gilles de Rais prévaut la violation des lois normatives via une structuration psychologique à la fois primitive et hédoniste située aux antipodes des valeurs de l'amour courtois naissant alors.
Le compromis des règles sociales échafaudées par le monde adulte ne concerne  pas le "héros" accusé, tout n'y est pour lui qu'enfantillage, excès énergétiques.
La fortune du Maréchal de France offre à son imaginaire perverti des horizons infinis. Le Moyen Âge dans son commencement ne condamne aucunement la violence, la férocité est au contraire une marque d'élection pour nombre de chevaliers.

Gilles de Rais fut connu pour sa démesure dans les pillages qu'il pratiquait. Le goût du sang et tout bonnement du crime était imprimé et légitimé dans son esprit par sa propre fonction sociale.
La féodalité offrait la possibilité d'une dépense irrépressible des désirs et perversions invisibles aux foules, à l'abri qu'elles étaient de forteresses opaques. Ce n'est qu'en violant les lois de l’Eglise après avoir pénétré armé dans une chapelle pour y prendre en otage un prêtre pendant l’office que ses stratagèmes de tortionnaire allaient connaître un terme. L'aberration des mœurs n'est définie que par des normes sociales fluctuantes et parfois peu regardantes quand les victimes expiatoires proviennent de couches sociales méprisées. La personnalité atypique de Rais se confronte à des critères prétendus naturels que la souveraineté de son désir ne veut reconnaître, plongé qu'il est dans les abysses de la volupté. La complémentarité d'Eros et Thanatos lui procure l'extase de l'illimité et de la totalité, via ses multiples connections charnelles sous-tendues par cette volonté d'appropriation et de dissection du beau et du jeune. La passion irrésistible de l'intégrisme sensuel soumet à son règne totalitaire  toutes les facultés de l'esprit. La consumation de l'altérité est la retombée indissociable d'un tel règne sans partages. A travers les récits plus ou moins fantasmatiques de Bataille et Queneau, l'on assiste à une dissolution du réel par une ébullition sensorielle dont l'absence de but humain caractérise l'avènement. La dimension spirituelle et intellectuelle est mise au service d'une dialectique de l'instantanéité réactionnelle des pulsions et lubies poussant sur un terreau existentiel voué à la disparition : "La méconnaissance ne change rien à l’issue dernière. Nous pouvons l’ignorer, l’oublier : le sol où nous vivons n’est quoi qu’il en soit qu’un champ de destructions multipliées." (1). Chaque chimère induit la possibilité d'une effraction hors des limites conventionnelles. Le scandale à n'aspirer qu'aux satisfactions du corps en imposant sa démesure infantile aux identités formatées par la raison demeure présent dans nos sociétés pourtant libérales libertaires. La privation du moi est résolue par la désintégration voluptueuse de l'autre. Comble du nihilisme. L'affranchissement du corps se déroule paradoxalement non dans l'accidentel mais l'organisation instinctive pour Rais, en un immense consentement à sa propre déroute sanctifiée par une morbidité érotisée, le tout porté par une volonté parodique de s'ériger en Dieu qui culmine dans la mise en scène du Procès. Dans Les Fleurs Bleues, Florence Charrier souligne le dédoublement onirique qui sape la conservation du sujet. L'ébranlement sensoriel investit les êtres en une contagion libidineuse dont la dynamique énergétique s'auto-dévore. L'exubérance d'un tel processus excède les contours normatifs du respect, de la dignité, de la tolérance et autres lois morales contemporaines. Le risque préféré à la tempérance, la dépense frénétique à la conservation maniaque et craintive de soi, tendant à se sentir vivant et n'existant qu'au seul prix d'admettre et même de provoquer sa propre perte. Le désastre des conséquences est annulé car ne demeure plus que le plongeon sensoriel dans l'avènement d'une perception instantanée. L'affranchissement de toute notion de responsabilité morale acquitte le sujet d'une éventuelle culpabilité repentante. Ni utilité hygiénique, ni justification sociétale, ni nécessité morale, c'est la pure gratuité du possible qui se déploie librement à travers ces récits. La dialectique du vide et de l'impossible s'affirmant par le sacrifice se déploie au fil des pages, le vertige du désir qui ne parvient jamais à saisir l'objet visé de façon harmonieuse accomplissant l'incapacité fondamentale de l'humain à s'établir autrement que puérilement dans le monde. Puérilité incandescente chez Rais qui se manifeste jusqu'à la tentative métaphysique de rédemption que fut son Procès : ce Procès des excès d'un sire cruel entre tous démontre à travers l'aspiration vers Dieu la naïveté et la roublardise d'un monstre "sacré" qui n'aspire en fait qu'à échapper à son destin humain trop humain.
L'aspiration interminable des sens vers une hypothétique satiété s'échoue en un érotisme inappropriable, dont la généalogie littéraire forme une longue suite de dérobades et de hantises sans origine ni stabilité, entraînant l'écriture de Bataille au fond du gouffre de terreur dont la profondeur met en abîme toute prévention esthétique ou philosophique, toute distanciation phénoménologique.  Queneau qui fut lecteur et éditeur chez Gallimard connaissait parfaitement l'œuvre de Bataille, porté qu'il était vers les écrits érotiques les plus divers allant de Sade à Lawrence en passant par Miller ou Nabokov, et les deux écrivains se fréquentèrent dès 1930 à l'occasion d'un manifeste contre Breton intitulé Un cadavre. Leur relation intellectuelle et amicale durera près d'une décennie. Sur le plan stylistique, les intentions diffèrent, Queneau préférant une approche langagière moins crue, plus ludique, alternant familiarités et formes précieuses, quand Bataille intensifie la charge triviale, sulfureuse et intolérable de l'excès littéraire. La lubricité indissociable de la souillure pour le second, l'amusement métaphorique et sémantique pour le premier. Les Fleurs Bleues pratiquent la ruse narrative alors que le Procès de Gilles de Rais déploie une rudesse descriptive sans fards.
Queneau bouscule l'ordre sémantique, s'amuse des illogismes, des résonnances d'onomatopées, en quête d'une spontanéité proche de l'oralité, visant à disjoncter ce qui organiserait un discours, un code ou un système narratif froidement structuré. Il dynamite l'objectivité pour ouvrir le champ à l'opacité de l'être : "Les arbres poussaient en silence et le règne animal limitait sa présence à des actes obscurs et muets."(2) Son écriture médiumnique propose une parodie de tous les instants, dont la perversion est plus joueuse que criminelle contrairement à Bataille dont l'œuvre est une course entre nihilisme et dépassement dionysiaque : "Il n'est pas de sentiment qui jette dans l'exubérance avec plus de force que celui du néant" (3). Leur dénominateur commun réside dans la volonté radicale de ne pas se soumettre  aux normes littéraires classiques et de rechercher une innocence qui excède les retenues morales les sous-tendant, s'affranchissant vigoureusement des  usages asphyxiants. L'essai qui suit nous permet d'approfondir la place de l'excès au sein de deux ouvrages intrinsèquement transgressifs, des limitations qui tendent à  circonscrire cet excès en s'appuyant sur des interdits à la fois archaïques et civilisationnels, et des stratégies employées par Bataille et Queneau pour s'en évader.



   
(1) La Part maudite précédé de La Notion de dépense (1949), Georges Bataille, éd. Éditions de Minuit, coll. Critique, 2003
(2) Raymond Queneau, Les Fleurs bleues (1965), éd. Gallimard, coll.
 Folio, 1978, p. 104
(3) L'Érotisme, Georges Bataille, éd. Éditions de Minuit, coll. Arguments, 1957, p. 78

Monday, January 16, 2012


La poussière s’accumulait sous les armoires liée au passage du balai interrompu à mi-chemin par lassitude. Balafre des non- dits dans le cortex, démission devant les offenses que rien n’arrêtait, consonance étrange entre patients, sorte de confrérie neuronale face à l’adversité muette. « Et qu’on ne se revoit pas » répétait en boucle le surveillant à Michelle « la boulimique », une fois de plus prise la main dans les réserves de sucreries, gardées au chaud dans la salle d’accueil. D’avoir la mort pour agent immobilier engendrait un réduit d’abolition affective que nulle ouverture ne venait contredire. Je n’attendais pas leur tampon pour savoir ce qu’était la bonne implication. Intégrité kaléidoscopique éraflée par des sentences issues d’une science même pas humaine, encore moins dure. Caoutchouc des promesses grillées, désirs gazouillants dans la cour, fourmillements dans le dos, crosse des contritions pouilleuses adoptées par les plus pleutres, fluctuation de conjugaisons névrosées, acceptations indolentes de la moindre récrimination. Dénommée malencontreuse, la destinée d’êtres esseulés se disséquait dans une atmosphère d’hypocrisie conglutinée. Aucun rapport n’était communiqué au concerné, la teneur des analyses soutenue par l’embarras d’orbites allumées de reflets cruels nous passait au-dessus de la pensée, promulguée qu’elle était par des fonctionnaires travaillant en catimini, façon sous-Kremlin de Préfecture. Au pied d’experts indigestes, certains formaient des vœux d’inhumation anticipée pour ces roitelets du TOC. Par un temps basané d’idées moissonnées au fond de théories caduques, les suppléants de cette inertie généralisée entrouvraient sans le savoir la porte comportementale pour des flirts aux couleurs de boucherie. Façon garnison de néant, nous gardions le silence.